Chapitre VIII
Depuis la tour de contrôle de la station on pouvait apercevoir la VIe flotte au lointain à l’aide de fortes jumelles, juste à la limite des deux concessions, mais on affirmait que dans la nuit deux canonnières avaient pénétré en Africania pendant quelques heures.
Lien Rag reconnut les superstructures impressionnantes du Rockefeller et celles moins importantes des contre-torpilleurs. Leouan, elle, se moquait de la flotte panaméricaine. Depuis ce poste élevé elle pouvait voir les Roux en train de gratter la glace.
— Combien touchent-ils ? demanda-t-elle au chef de station.
— De quoi se nourrir, répondit l’autre.
— Mais combien exactement ?
— Quinze cents calories mais ils ont accès aux détritus que nous rejetons par le sas. De plus il y a tous les déchets de la station phoquière et grâce à eux nous évitons que les rats et les loups ne pullulent. Ainsi que les albatros, mais il y en a quand même. Les Roux ne sont pas malheureux ici. La preuve, ils y restent.
Quelqu’un lui chuchota à l’oreille. Il dut apprendre que Leouan avait un statut de fonctionnaire en Zone Occidentale et il essaya de rattraper sa désinvolture.
— En fait, nous leur donnons bien plus et les déchets des pêcheries sont de bonne qualité.
Lien Rag s’amusait de l’embarras de l’Africanien mais la présence de la VIe flotte commençait de l’inquiéter. On était en train de négocier l’échange des Panaméricains retenus à Saint-Helen Station contre des voyageurs africaniens emprisonnés dans un convoi sur la banquise. Les transactions s’effectuaient à la frontière à bord d’un aviso africanien. Lorsqu’ils redescendirent, Eloise les invita à venir chez lui mais Leouan préféra rentrer à l’hôtel. Elle seule pouvait aller et venir sans limites. Lien, lui, bénéficiait de la protection d’Eloise qui répondait de lui.
— Regardez ces photographies de la cassure. Impressionnantes, non ?
On y voyait des rails tordus, des congères fantastiques et des crevasses énormes au fond desquelles brillait l’eau glauque de l’océan.
— Nous pensons qu’une masse importante est en train de se déplacer dans la banquise mais nous n’en avons pas encore trouvé trace. Nous ne possédons pas d’appareils appropriés.
— Vous avez une carte de l’inlandsis ?
— Bien entendu.
— Et aussi une carte de l’Afrique ancienne, du Gabon plus spécialement ?
— Ce sera plus difficile. Je n’ai qu’une très vieille carte du confinent africain.
— Je vais essayer de m’en contenter. Mais ne vous réjouissez pas trop vite. En général c’est sur le terrain que l’on trouve ces énormes nodules. Lorsque nous creusions le métro est-ouest en Panaméricaine nous avons eu affaire à un pétrolier. Un ancien pétrolier…
Visiblement Eloise ignorait de quoi il s’agissait et Lien dut lui faire un croquis.
— Un bateau chargé de pétrole ?
— Énorme. Nous avons dû l’évacuer vers l’Atlantique et le couler sous la banquise. C’était assez effrayant. Mais dans votre cas je pressens déjà que la masse doit être fantastique, peut-être cent fois plus que mon pétrolier.
— Mais qu’est-ce donc ? fit l’ingénieur, effaré… Comment une telle masse peut-elle se promener dans la glace ?
— Il y a des endroits où la couche atteint un kilomètre. Il s’effectue des pressions considérables qui compriment une partie de cette glace qui se met ensuite à voyager, comme nous disons, dans l’autre glace plus molle. Façon de parler bien sûr. Pour vous la glace a partout la même dureté mais de tels nodules sont très lourds, compressés. Mais dans votre cas il peut aussi s’agir d’un objet… Enfin d’une matière construite par l’homme autrefois.
— Quelque chose construit par l’homme… À part un pétrolier ou un ancien bateau de guerre, je ne vois pas…
— Moi non plus. Il faudrait étudier l’implantation humaine de jadis pour vraiment savoir mais c’est une étude très longue. Sur le terrain ce serait préférable.
Tandis qu’il examinait les cartes, Eloise lui parlait des banquises, des problèmes que les compagnies éprouvaient pour conserver des réseaux viables.
— Il faut une vigilance constante et c’est un gouffre. L’an dernier en une nuit nous avons perdu trois mille kilomètres de rails et trois convois de marchandises, engloutis à jamais. Quand je pense qu’un fou est en train de constituer une nouvelle compagnie sur l’ancien Pacifique… Vous vous rendez compte ? L’ancien Pacifique avec ses courants chauds imprévisibles, ses volcans sous-marins.
— J’ai entendu parler de cette compagnie…, dit Lien en continuant son examen.
— Moi j’ai des précisions. Ils ont envoyé une ambassadrice pour signer les accords de NY Station. Une femme, vous vous rendez compte ! Une très jolie femme. J’ai la photographie quelque part, je vous la montrerai. Ces gens-là ne doutent de rien. Ils ont capté l’énergie d’un volcan pour produire leur chaleur, leur électricité. Ils consolident leur réseau avec des régulateurs frigorifiques qui épaississent la banquise. Mais il suffit de l’explosion d’un volcan au fond des eaux… En attendant ils sont en passe de devenir les premiers exportateurs de soufre de la planète.
— Il faudrait que j’emporte ces documents, dit Lien, pour les étudier.
— Prenez-les. Je vous procurerai une carte du Gabon.
Il retrouva Leouan dans leur chambre en train de lire le journal local.
— Ça ne va pas, constata-t-il en voyant la gravité de son visage.
— Non. La pensée qu’une tribu de Roux vit au-dessus de nos têtes dans des conditions misérables avec quinze cents calories par jour et en complétant avec des entrailles de phoques, tu crois que c’est réjouissant ? Moi ça m’obsède.
— Je sais, dit-il en s’asseyant en face d’elle. J’ai vécu sur le toit d’une ville avec la tribu de la femme que j’aimais pour prendre soin du fils qu’elle m’avait donné, et ce fut horrible. Ils ne sont pas faits pour ça. Mais je ne pense pas qu’ils soient faits non plus pour la Zone Occidentale, pour porter des caleçons et des kilts ridicules.
— Tu n’acceptes pas notre évolution ? Il fait trop chaud dans cet hôtel. Je peux ouvrir la fenêtre un instant ?
Il s’enveloppa dans une couverture et elle ouvrit. La station avait elle aussi des problèmes d’énergie et maintenait la température sous cloche à deux ou trois degrés pour empêcher l’eau de geler dans les conduites. Il alluma un cigare et regarda Leouan qui ouvrait sa robe sur ses seins. La fourrure fauve qui s’échappait de son corsage ne le choquait pas, au contraire elle le rendait fou de désir mais il comprenait que ce n’était pas le moment de se montrer tendre. Leouan était bouleversée par la condition des siens.
— Tu crois que la Zone Occidentale est une bonne chose ? Tu aimerais vraiment y finir ta vie ?
— Je ne sais pas. Mais sur les toits des villes c’est encore pire, non ?
— Les tribus nomades qui vivent libres chassent, pèchent, produisent des êtres splendides. Ils sont les seuls dans ce monde glacé. Nous, nous devenons rachitiques, à chaque génération nous perdons quelques centimètres. Sur les dômes et les verrières les Roux perdent leur beauté et leur liberté. Ceux des grands espaces sont heureux.
— Ils meurent à trente ans. Je n’aurais que sept ans à vivre dans ce cas.
Le même soir ils apprirent que dix Panaméricains avaient été échangés contre quinze Africaniens, des femmes et des enfants du fameux train bloqué sur la banquise.
— Lady Diana va apprendre que je suis ici, dit Lien, et son chantage va devenir encore plus dur. Pour me récupérer elle n’hésiterait pas à faire tirer la flotte et les Africaniens sont en position de faiblesse devant cette folle.
— Si tu acceptais de partir pour l’est tout de suite ? Eloise te protégerait ?